Penser à soi
La culture intellectuelle française moderne a deux mythes fondateurs. En 1571, Michel Eyquem, seigneur de Montaigne, décide de prendre sa retraite anticipée dans la tour de sa propriété à la campagne à Bordeaux, à l’âge de trente-huit ans. Environ cinquante ans plus tard, en 1619, René Descartes, âgé de vingt-cinq ans, soldat de fortune, de retour en France depuis l’Allemagne, se retrouve seul : « Le début de l’hiver m’a retenu dans des quartiers où, ne trouvant aucune conversation pour me divertir et heureusement n’ayant aucun souci ou passion pour me troubler, » écrit-il dans le Discours sur la méthode (1637), « je suis resté toute la journée enfermé seul dans une pièce chauffée au poêle, où j’étais complètement libre de converser avec moi-même sur mes propres pensées. » Ainsi, ces deux hommes, espacés d’environ cinquante ans, ont lancé une enquête sur la nature du moi qui commence dans des espaces intérieurs. En d’autres termes, la philosophie moderne commence par la distanciation sociale ; ce n’est qu’en se mettant en quarantaine volontaire que l’on peut repenser les fondements du moi.
Pour Descartes, ce moment au poêle a initié ses recherches sur la métaphysique de la nature, les opérations de la pensée, la déduction des vérités à partir de premiers principes. Pour Montaigne, il s’agissait d’une exploration des recoins intérieurs du moi : « Cela fait déjà de nombreuses années que je n’ai que moi-même comme objet de mes pensées, que j’examine et étudie seulement moi-même ; et si j’étudie autre chose, c’est pour l’appliquer promptement à moi-même, ou plutôt en moi-même » (II: 6, 273). Qu’est-ce que ce moi ? Un qui est « timide, insolent ; chaste, lubrique ; bavard, silencieux ; laborieux, délicat ; ingénieux, lourd ; mélancolique, agréable ; menteur, vrai ; sachant, ignorant ; libéral, cupide et prodigue » (II: 1, 242).
Vivre dans une tour
La tour de livres et la pièce chauffée au poêle. Peu importe combien certains philosophes veulent le désincarner, la pensée se produit toujours à un moment et à un endroit particuliers. Socrate aimait passer du temps avec la jeunesse d’Athènes à l’agora ; Platon a fondé son Académie ; Aristote a établi son Lycée. Pour Épicure, c’était un petit jardin. Les stoïciens ont pris leur nom de la Stoa, une colonnade du côté nord de l’agora. Les Romains de l’élite comme Cicéron, Sénèque et Pline ont pris grand soin d’aménager leurs villas avec de belles vues, de l’air frais et des bibliothèques bien garnies, qu’ils estimaient être des requis pour une bonne vie.
Pour Montaigne, la bonne vie se déroulait à l’intérieur de l’édifice d’une petite tour ronde sur le même domaine où il est né et mort. Son arrière-grand-père Ramon l’avait acheté en 1477 et avait passé beaucoup de temps à améliorer ses terres, à agrandir ses terres, à construire son château. Située à une trentaine de miles du centre historique de Bordeaux, vous pouvez encore la visiter aujourd’hui. Le commerce du vin survit sous le nom de Château d’Yquem, qui produit un premier cru supérieur doux et délicat, son acidité légère due à sa « pourriture noble », qui selon certains, reflète le style de prose de son illustre ancêtre.
D’innombrables passages des Essais révèlent sa complexité, sa douceur et sa maturité. Cette fermentation littéraire venait de sa retraite de plusieurs décennies. Si Descartes a abandonné son éducation humaniste jésuite pour parcourir le « livre du monde », Montaigne a apporté le vaste livre du monde dans le monde miniature de sa tour. En son sein, il cherchait à composer le livre du moi d’une manière qui rendait le monde, le moi et le livre coextensifs et consubstantiels.
Sa bibliothèque lui offre un refuge pour l’âme, loin des exigences de ses fonctions, de la gestion de sa ville, des soucis de la vie domestique, de la turbulence engulfante du monde. L’écriture, la lecture, la vie pour Montaigne sont devenues un continuum : « Je n’ai pas plus fait mon livre que mon livre ne m’a fait ; un livre consubstantiel avec son auteur » (II. 18, 579). Ainsi, Montaigne est sa bibliothèque imaginaire et la bibliothèque imaginaire est Montaigne. Achetez autant de livres que possible
La région de Bordeaux où Montaigne est né était un centre commercial prospère. Reliée à l’Atlantique par la douce rivière Garonne, elle échangeait son fameux vin, cultivé depuis l’époque romaine, avec ses voisins du nord de l’Europe. Les ancêtres de Montaigne ont fait du commerce d’importation et d’exportation de vin, de poisson salé et de teinture bleue de pastel. Grâce à une gestion avisée et à des investissements, ils ont fait fortune. Avec le temps, son arrière-grand-père avait les moyens d’acheter le titre noble de Montaigne (Montanus en latin), qui venait avec un domaine. Le père de Michel, inspiré par la pédagogie humaniste, engagea un précepteur allemand, ignorant le français, pour ne parler que latin à son fils. Tout le monde dans la maison était également instruit de faire de même : « Dans l’ensemble, nous nous latinisions tellement que cela débordait jusqu’à nos villages de tous côtés » (I : 26, 128). Par la suite, Montaigne fut envoyé au Collège de Guyenne, une école qui dispensait une solide éducation humaniste.
Outre le collège, Bordeaux avait une université et des tribunaux. Ses lecteurs étaient bien servis par un nombre conséquent de libraires. Les archives survivantes montrent que plus de trois cents personnes étaient impliquées dans le commerce du livre. Montaigne était un acheteur de livres précoce. Au cours de sa vie, il accumulerait mille volumes de plus. Les chercheurs ont identifié une centaine de volumes encore existants : certains d’entre eux se trouvent à la Bibliothèque nationale de France, à la Bibliothèque municipale de Bordeaux et à l’Université de Cambridge.
Écrivez vos proverbes préférés sur les poutres du plafond
Comment l’architecture de la bibliothèque personnelle de Montaigne reflète-t-elle l’infrastructure de sa pensée ? À un certain moment, Montaigne fit peindre quarante-sept maximes sur les poutres du plafond de la bibliothèque au troisième étage de sa tour. Certaines d’entre elles sont :
– ΑΚΑΤΑΛΗΠΤΩ – Indécis.
– ΟΥ ΚΑΤΑΛΑΜΒΑΝΩ – Je ne comprends pas.
– ΕΠΕΧΩ – Je m’arrête.
– ΣΚΕΠΤΟΜΑΙ – J’examine.
– ΚΑΙ ΤΟ ΜΕΝ ΟΥΝ ΣΑΦΕΣ ΟΥΤΙΣ ΑΝΗΡ ΙΔΕΝ ΟΥΔΕΤΙΣ ΕΖΤΑΙ ΕΙΔΩΣ – Personne n’a jamais connu la vérité et personne ne la connaîtra.
– ΟΥΔΕΝ ΟPΙΖΩ – Je ne décide de rien.
De bien des façons, ils ressemblent aux platitudes modernes que l’on voit aujourd’hui placardées sur les murs des maisons : « Suis ton cœur », « Crois en toi », « L’amour est l’amour ». Mais alors que ces lieux communs contemporains offrent des vérités simples et digestes qui risquent de réduire la complexité de l’existence humaine à un ensemble de phrases gérables et facilement citables, les phrases de Montaigne sont bien plus denses, énigmatiques. Elles invitent à une réflexion plus profonde. Ces inscriptions au plafond fonctionnent comme une sorte de recueil de lieux communs architecturaux, un thésaurus ou une banque de données à partir de laquelle Montaigne peut puiser ses connaissances accumulées à volonté. Les inscriptions créent une matrice, une structure dans laquelle il peut mouler l’architectonique de sa propre pensée. La multiplicité textuelle des poutres engendre la multiplicité compositionnelle des Essais.
Regardez par votre fenêtre
Voici comment Montaigne décrit sa bibliothèque :
« Quand je suis à la maison, je me tourne un peu plus souvent vers ma bibliothèque, d’où d’un seul coup d’œil je commande un regard sur mon foyer. Je suis au-dessus de l’entrée, et je vois en dessous de moi mon jardin, ma basse-cour, ma cour et la plupart des parties de ma maison. Là, je feuillette un livre, puis un autre, sans ordre et sans plan, par fragments décousus. Un moment je médite, un autre moment je m’assois ou je dicte, en marchant de long en large, ces fantasmes que vous voyez ici. » (« Trois sortes d’associations », III. 3, 629)
Remarquez comment le mouvement visuel et physique de la conscience de l’auteur est transmis dans sa syntaxe : « D’un seul coup d’œil je commande un regard sur mon foyer. » Il agite sa main et tout ce qu’il contemple lui appartient seul. Il fait l’inventaire de ses biens : mon jardin, ma basse-cour, ma cour, ma maison. Ce ne peut être que le regard du seigneur. Détaché, il voit tout ; tout ce qu’il possède lui appartient de par son droit de naissance. Bien sûr, il est un homme d’affaires réticent, préférant de loin passer ses jours dans la contemplation, mais il sait très bien que c’est précisément son aristocratie qui lui permet d’avoir un tel loisir en premier lieu. Pourtant, ce droit de naissance ne lui donne pas un sentiment de sérénité baroniale ; au contraire, la syntaxe de la phrase suivante imite la phénoménologie de son esprit : il zoome et dézoome ; il zigzague : « Je feuillette maintenant un livre, puis un autre, sans ordre et sans plan, par fragments décousus » (sans ordre et sans dessein, à pièces décousues).
Ensuite, il décrit l’agencement de sa forteresse de solitude :
« La forme de ma bibliothèque est ronde, le seul côté plat étant la partie nécessaire pour ma table et ma chaise ; et en courbant autour de moi, elle présente en un coup d’œil tous mes livres, rangés en cinq rangées d’étagères de tous côtés. Elle offre des vues riches et libres dans trois directions, et seize pas d’espace libre en diamètre.
En hiver, je n’y suis pas continuellement ; car ma maison est perchée sur une petite colline, comme son nom l’indique, et ne contient aucune pièce plus exposée aux vents que celle-ci, que j’aime pour être un peu difficile d’accès et éloignée, pour le bénéfice de l’exercice autant que pour éloigner la foule. Là est mon trône. J’essaie de rendre mon autorité absolue. »
Voilà comment le seigneur se délecte dans sa « caverne de l’homme ». Une grande partie de ce qui est essentiel chez Montaigne est résumée ici : son amour de la solitude, son fanfaronnage affable sur sa microsouveraineté (« Là est mon trône »), son besoin de confort matériel (un feu en hiver), son besoin d’espace pour marcher (« seize pas d’espace libre en diamètre »). D’un seul coup d’œil, il contemple tous ses livres ; sa bibliothèque est le proscenium dans lequel il est à la fois l’acteur (en tant qu’écrivain) et le spectateur (en tant que lecteur). La hauteur de la tour ouvre une nouvelle phénoménologie de la perception. En hauteur, il voit tout et reste caché.
Lisez au lit
L’histoire littéraire française comptera de nombreux hommes qui passent beaucoup de temps dans leurs études à plier sérieusement l’esprit.
Xavier de Maistre et son Voyage autour de ma chambre
Xavier de Maistre, dans son œuvre Voyage autour de ma chambre (1794), nous emmène dans un récit de voyage parodique à travers les six semaines où il a été assigné à résidence à Turin. Il décrit sa déambulation à travers sa chambre en des chemins sinueux, s’arrêtant ici et là, se laissant emporter par le hasard de sa déambulation. Son style rappelle celui de Montaigne, mêlant réflexions personnelles et observations du quotidien.
Des Esseintes et sa bibliothèque luxueuse
Dans le roman fin de siècle de Joris-Karl Huysmans, A Rebours (1884), le personnage de Des Esseintes, aristocrate décadent et malade, se retire dans une villa luxueuse dotée d’une bibliothèque plutôt bien garnie, un hommage sombre à Montaigne. Il se délecte de la littérature latine de l’âge d’argent, méprisant Virgile pour sa poésie sentencieuse et préférant les Métamorphoses d’Apulée pour leur exotisme et leur richesse linguistique.
Montaigne et Proust, deux visions de la littérature
Montaigne, grand amateur des auteurs de l’âge d’or, loue Virgile, Lucrèce, Catulle et Horace, tout en critiquant certaines parties de l’Énéide. En revanche, Proust, dans son œuvre monumentale À la recherche du temps perdu (1913), se positionne dans la lignée de Montaigne en explorant la relation entre le temps et le soi à travers le prisme de sa chambre à coucher. Pour lui, l’acte de lire au lit devient une expérience intime mêlant rêves et lectures, comme une réminiscence des librocubicularistes du XVIe siècle.
Montaigne et son œuvre inachevée
Montaigne, l’infatigable écrivain, n’a jamais considéré son œuvre comme achevée, passant ses journées à apporter des additions, des révisions et des suppressions à ses Essais. Pour ses fervents admirateurs, la bibliothèque imaginaire de Montaigne est le reflet de son âme et de ses lectures, un voyage infini à travers les connaissances et les expériences. Son message est clair : dans chaque étude se trouve une autobiographie de l’âme, un miroir de notre propre humanité. Le contenu de l’article doit être fourni pour que je puisse le réécrire.