Alors que nous lisons ces lettres, il est utile d’imaginer la pièce dans laquelle Proust les a écrites, et lui dans la pièce. Bien que l’on puisse imaginer que la pièce serait préservée comme un musée, même meublée avec les meubles de Proust (qui existent toujours), ce n’est pas le cas.
Fiers bien que les Français soient de l’un de leurs premiers auteurs, l’appartement du 102, Boulevard Haussmann dans lequel il a vécu pendant près de douze ans et dans lequel il a écrit la plupart de « À la recherche du temps perdu » fait maintenant partie des locaux d’une banque. Il y a quelques années – je ne sais pas si c’est toujours le cas – il était, du moins, possible de visiter la pièce pendant l’été sur rendez-vous le jeudi après-midi. On était guidé par un employé de banque, avec des interruptions lorsqu’elle devait répondre à une question bancaire.
La chambre de Proust était peu fréquentée une grande partie de la journée, sauf si elle était utilisée pour une réunion avec un client ou parmi des responsables de la banque. Un portrait de Proust était accroché au mur, mais les discussions dans la pièce portaient sur des questions financières, et bien que les questions financières intéressaient le généreux, extravagant, impulsif Proust – voir le passage dans la lettre neuf où il dit à Mme Williams qu’il était (plusieurs mois avant le début de la guerre) « plus ou moins complètement ruiné » – son esprit ne serait probablement pas présent.
Il pourrait s’y glisser un instant si ceux qui participaient à la réunion faisaient une pause pour se rappeler de lui et de sa vie et de son œuvre. Et les banquiers français et leurs clients auraient vraisemblablement un vif intérêt et un respect pour Proust.
La pièce donnait l’impression d’être plutôt petite, peut-être à cause de son plafond très haut, que la gouvernante de Proust estimait à environ quatorze pieds de haut. Pourtant, Proust l’a décrite comme « vaste » lorsqu’il a pris la difficile décision de louer l’appartement, et en fait la pièce mesurait neuf pas et demi sur six, comme un visiteur sans mètre ruban pourrait l’estimer, ce qui se traduit par environ vingt et un pieds sur quinze, ou plus de trois cents pieds carrés.
Peut-être semblait-elle petite parce qu’elle était relativement vide, ne contenant qu’un buffet, une bibliothèque, une petite table au centre et quatre petites chaises.
Selon l’employé de banque devenue guide, certaines parties structurales de la pièce étaient les mêmes qu’elles l’étaient à l’époque de Proust : les deux grandes fenêtres ; deux des quatre portes ; les moulures autour des hauts des murs ; le parquet ; et la cheminée avec son épais manteau en marbre blanc.
Il y avait peu de signes extérieurs indiquant que cette pièce avait quelque chose à voir avec Proust : en plus du portrait au mur, il y avait une courte rangée de volumes de la revue trimestrielle de la Société Proust occupant une partie d’une étagère dans la bibliothèque vitrée presque vide, qui n’appartenait pas à Proust ; et, sur le dessus du buffet, qui n’appartenait pas non plus à Proust, un petit panneau annonçant « la chambre de Proust » à côté d’une pile de brochures sur le véritable musée Proust, qui se trouvait ailleurs – dans la maison de « Tante Léonie » à Illiers-Combray, à une heure et demie de la ville.
Lorsque Proust y habitait, lorsqu’il se reposait, dormait, mangeait, écrivait, lisait, inhalait ses poudres de Legras fumées, buvait son café et recevait des visiteurs, la pièce était remplie de meubles. Nous apprenons d’une description de sa gouvernante et fidèle compagne Céleste qu’il y avait, par exemple, une grande armoire entre les deux fenêtres, et, devant l’armoire, si près que ses portes ne pouvaient pas s’ouvrir, un grand piano. Entre le grand piano et le lit, un fauteuil ainsi que les trois petites tables que Proust utilisait à trois fins différentes.
D’autres meubles – une bibliothèque, une table de travail ayant appartenu à la mère de Proust, un autre buffet – étaient disposés à divers endroits contre les murs. Céleste devait se faufiler dedans et dehors.
Mon guide a indiqué le coin où le lit de Proust avait été placé, le long du mur opposé aux fenêtres, et où il a écrit une grande partie du roman. Debout entre la tête du lit et le mur, un paravent oriental le protégeait des courants d’air et l’aidait à se protéger du bruit provenant du bâtiment voisin, de l’autre côté du mur.
Le bruit des travaux dans l’immeuble ou à côté était une menace et un fléau continu pour Proust pendant ses années ici, comme nous pouvons le voir dans les lettres de la présente collection. C’était le voisin à l’entresol en dessous, un certain Dr. Gagey, qui faisait des travaux dans son appartement lorsque Proust a emménagé pour la première fois, à la fin de 1906, comme nous le savons des plaintes, parfois humoristiques, dans ses autres lettres volumineuses.
Juste au moment où les travaux dans l’appartement du Dr. Gagey se terminaient et que le soulagement pour Proust était en vue, des travaux ont commencé dans l’immeuble voisin, où une certaine Mme Katz installait une nouvelle salle de bains à quelques pieds seulement de sa tête. (Kafka, à peu près à cette époque, consignait les mêmes sortes de plaintes dans ses journaux, bien qu’il aimait les transformer en petites histoires sur les choses fantastiques que ces voisins pourraient faire.)
Après la mort de sa mère, Proust avait pris la décision de ne pas continuer à vivre dans l’appartement familial trop grand, hanté par les souvenirs. Cet appartement au 102, Boulevard Haussmann n’était qu’un choix de résidence parmi tant d’autres que Proust avait explorés par procuration, avec l’aide de nombreux amis et sans déménager de ses chambres temporaires dans un hôtel à Versailles. Il est donc surprenant de réaliser qu’il était en fait un quart-propriétaire de l’immeuble à l’époque, son frère en possédant un autre quart et sa tante l’autre moitié.
Lorsqu’il a emménagé, il considérait l’appartement comme une résidence transitoire. C’était la première maison dans laquelle il avait vécu seul, mais c’était un lieu familier de son passé : sa mère le connaissait bien, et son oncle y avait vécu et était mort – Proust l’avait en fait visité sur son lit de mort, dans la même pièce qui est devenue sa chambre.
Plus tard, par négligence et sans réaliser pleinement les conséquences, il avait permis à sa tante d’acheter sa part et celle de son frère, et n’avait donc aucun mot à dire lorsque celle-ci décida, en 1919, de vendre le bâtiment à un banquier, qui prévoyait de convertir les lieux en banque, l’obligeant à déménager, contre son gré, et en fait deux fois de plus. Cela s’est produit seulement trois ans avant sa mort, et selon l’avis de Céleste, cela a accéléré son déclin.
Madame,
J’avais commandé ces fleurs pour vous et je suis désespéré qu’elles arrivent un jour où, contre toute attente, je me sens si malade que j’aimerais vous demander le silence demain samedi. Cependant, comme cette demande n’a aucun lien avec les fleurs, les faisant perdre toute leur fragrance en tant que marque de respect désintéressée et se couvrant de vilains épines, j’aimerais encore plus ne pas vous demander ce silence.
Si vous restez comme moi à Paris et si un soir je ne souffre pas trop, j’aimerais, puisque le Docteur et votre fils sont partis et que vous êtes peut-être un peu seule, venir vous tenir compagnie à un moment dans les prochaines semaines. Mais en fait, faire cela rencontre tellement d’obstacles.
Votre très respectueux et dévoué
Marcel Proust
Madame, j’espère que vous ne me trouverez pas trop indiscrète. J’ai eu beaucoup de bruit ces derniers jours et comme je ne me sens pas bien, je suis plus sensible à cela. J’ai appris que le Docteur quitte Paris après-demain et je peux imaginer tout ce que cela implique pour demain concernant le « clouage » des caisses. Serait-il possible soit de clouer les caisses ce soir, soit de ne pas les clouer demain avant 16 ou 17 heures (si mon attaque se termine plus tôt, je me dépêcherais de vous le faire savoir).
Ou bien s’il est indispensable de les clouer le matin, de les clouer dans la partie de votre appartement qui est au-dessus de ma cuisine, et non au-dessus de ma chambre. J’appelle au-dessus de ma chambre ce qui est aussi au-dessus des chambres adjacentes, voire au 4ème étage puisque un bruit aussi discontinu, aussi « remarquable » que des coups frappés est entendu même dans les zones où il est légèrement diminué.
Je confesse que cela me dérange beaucoup de vous parler de telles choses et je suis plus embarrassé que je ne saurais dire. Mon excuse pour le faire aujourd’hui est peut-être d’abord que je ne l’ai pas fait du tout cette année ; puisque les circulaires du Ministère de la Guerre se succèdent si rapidement et si contradictoirement que ma situation militaire, déjà réglée trois fois semble-t-il, est à nouveau remise en question.
J’attends la visite du Major annoncée il y a dix jours et qui n’a pas encore eu lieu, ce qui me donne trop de raisons de « vivre à l’écoute », interfère avec mes fumigations qui pourraient le déranger (puisque je ne connais ni le jour ni l’heure de sa venue) et me laisse ainsi plus vulnérable face à mes maux. Après votre voyage, cette situation m’a empêché de répéter une visite qui m’avait laissé une impression si charmante.
Et votre fils n’est plus là, ce qui me rend aussi triste, car lui au moins aurait peut-être pu « descendre » si je ne peux pas « monter » et j’ai envers lui de nombreuses dettes qui me crient des promesses non tenues. Je ne sais pas si vous avez vu Clary à l’Hôtel d’Albe. Je n’ai pas encore pu le visiter et redoute en même temps que je désire l’émotion d’un tel moment.
Veuillez accepter, Madame, mes salutations très respectueuses.
Marcel Proust
[P.S.] Ne vous fatiguez pas à me répondre !
Madame,
Puisque vous avez été si bonne de me le demander, vous me permettez de vous dire très franchement. Hier vers 7h30, aujourd’hui vers 8h, 8h15 j’étais un peu dérangé et vous comprendrez pourquoi. Ayant eu hier (enfin) la visite du Major qui m’a différé pour quelques mois, je m’étais promis de changer mes horaires pour pouvoir profiter un peu de la lumière du jour.
Et pour commencer, n’ayant pas dormi depuis plusieurs jours, je m’étais accordé quatre heures de sommeil pour calmer une attaque. Et à 10 heures du matin je devais me lever.
Insomnie agitée
À 8 heures, les légers coups précis sur les planches du plafond au-dessus de moi étaient si réguliers que même le veronal était inutile et je me suis réveillé, bien trop tôt pour que mon attaque ait été apaisée.
Une nuit perturbée
Ce pourrait avoir commencé avant, j’étais endormi, je ne dis pas que le plus fort était à 8h15.
J’ai dû abandonner mes beaux projets de changer mes horaires, (que je reprendrai peut-être, mais cela ne dépend pas de ma volonté mais de ma santé), reprendre une fois de plus (puisque mon attaque fait rage) des médicaments sur des médicaments, trop, ce qui a empiré les choses.
La perturbation des petits bruits
Je vous le dis car vous me le demandez, car je sais que vous comprenez cela, le regret d’une réforme de moi-même attendra si longtemps, empêché par de si petits bruits (auxquels dans quelques jours la réforme, si elle avait réussi, m’aurait sans doute rendu indifférent). Ce qui me dérange n’est jamais un bruit continu, même fort, s’il n’est pas frappé, sur les planches du sol, (c’est moins souvent sans doute dans la chambre elle-même, que dans le coude du couloir). Et tout ce qui est traîné sur le sol, qui tombe dessus, qui le traverse.
Un mot pour Madame
Cela fait quatre jours maintenant que je voulais vous envoyer la réponse végétale à vos Roses. L’attente du Major m’en a empêché. Enfin je pourrai le faire.
Mais je suis déçu : vous m’aviez promis de me demander quelques livres, quelques illustrés, quelques Ruskin? C’est peut-être lourd sur votre lit.
Comment j’aimerais savoir Madame comment vous allez. Je pense à vous tout le temps. Veuillez accepter ma gratitude respectueuse.
Marcel Proust
Les mots non exprimés
Ce que je ne vous exprime pas car je souffre tellement aujourd’hui que je ne peux pas écrire, c’est mon émotion, ma gratitude pour ces lettres que vous m’avez écrites, vraiment admirables et touchantes d’esprit et de cœur.
De « Lettres à sa voisine », traduit par Lydia Davis. Utilisé avec l’autorisation de l’éditeur, New Directions. Copyright de la traduction © 2017 par Lydia Davis.